“Eole en stock”, ou comment stocker une énergie intermittente
Le boom des énergies renouvelables amène au premier plan des problèmes restés jusqu’ici marginaux. L’électricité d’origine éolienne, en particulier, a suscité récemment de nombreux débats, certains politiques, d’autres techniques. L’un des plus stimulants est liéà l’intermittence de la production, qui oblige à explorer des pistes innovantes, comme le stockage à grande échelle de l’électricité.
Les producteurs d’électricité le savent depuis longtemps, tous les kWh ne se valent pas. Non seulement ils n’ont pas le même coût, mais surtout certains sont garantis, quand d’autres ne le sont pas. La production d’électricitéà partir d’énergie solaire et, plus encore, éolienne, est ainsi marquée par une variabilité qui joue non seulement à l’échelle de la journée, mais aussi sur plus longues périodes. En Europe de l’ouest, par exemple, les pics de consommation électrique correspondent aux périodes de froid hivernal et aux chaleurs estivales, c’est-à-dire à un régime anticyclonique marqué par l’absence de vent.
Cela n’a guère de conséquence quand l’électricité d’origine solaire ou éolienne ne représente que quelques pourcents de la production totale, mais la montée en puissance de ces sources d’énergie oblige à s’intéresser au problème de façon sérieuse. En Espagne, par exemple, l’énergie éolienne a été au mois de mars 2011 la première source d’électricité, avec une production de 4750 GWh qui représentait 21% de la demande (sur un an, la moyenne de l’éolien est désormais proche de 15%, en troisième position devant le charbon). Red Eléctrica de España fournit des informations en temps réel qui montrent l’existence de pics : le mardi 14 janvier 2010 à 1 heure 33 du matin, la production d’énergie éolienne a ainsi représenté 42% de la demande espagnole en électricité, avec une puissance instantanée de 11700 MW.
Ces pics sont gérés via une baisse momentanée des autres modes de production, notamment l’hydroélectrique qui est à cet égard très souple. Les prévisions météos permettent aux régulateurs d’ajuster la production globale, par exemple en abaissant la puissance des centrales thermiques d’ajustement jour/nuit lorsque le vent se lève. Mais l’exercice a ses limites, et si l’éolien confirme sa montée en puissance (l’objectif des Espagnols est d’en faire d’ici 2040 la première source d’énergie électrique), le caractère intermittent de sa production peut devenir problématique.
Ce sujet fait aujourd’hui l’objet d’un débat assez vif au Royaume-Uni, où le développement de vastes parcs éoliens offshore a conduit cette source d’électricitéà atteindre 10% de la demande d’après le National Grid. Plusieurs rapports contradictoires ont été publiés depuis 2005, soit pour souligner le coût élevé du kWh d’origine éolienne, soit au contraire pour ramener les estimations de coûts à la baisse.
Dans d’autres contextes, c’est la question de la localisation des parcs éoliens qui fait problème. En Allemagne, l’essentiel de la production sera due à des parcs offshore, sur la Baltique et la mer du Nord, loin des centres industriels de la Ruhr et de Bavière, qui sont de gros consommateurs d’électricité. Le développement du réseau à haute tension est évidemment l’une des réponses à ce problème, mais il est coûteux, prend du temps et pose des questions d’acceptabilité sociale ; en outre, l’acheminement sur 700 ou 800 km représente une perte en ligne significative.
Partout dans le monde, enfin, l’éolien représente comme le solaire une solution pertinente pour les îles qui ne sont pas interconnectées, en complément des moyens de production classiques. Mais là encore l’intermittence pose problème.
C’est dans ce contexte que la question du stockage prend aujourd’hui un intérêt nouveau. Soit comme un outil supplémentaire donné aux exploitants pour gérer la production, soit, dans le cas des îles, comme le moyen de réduire significativement la part des petites centrales alimentées au charbon ou au fuel ou au gaz. Mais peut-on stocker du vent ?
Les solutions mécaniques
Une première solution consiste à convertir l’énergie cinétique de l’éolienne en une autre énergie mécanique. On peut distinguer trois modèles, aux usages différents.
Les volants d’inertie ont pour principal intérêt de lisser la production : une partie de l’énergie électrique de l’éolienne sert à faire tourner un disque rotatif en acier, assez lourd, à haute vitesse. La rotation du disque consomme dans un premier temps beaucoup d’énergie, mais en régime de croisière la faiblesse des frottements limite cette consommation ; et si le vent baisse l’inertie du disque lui permet de produire de l’énergie. Utile pour lisser la production, cette méthode est simple dans son principe mais pour être efficace elle requiert une technologie coûteuse (pour une réduction maximum des frottements, le disque doit tourner dans le vide).
Deuxième modèle, l’articulation des éoliennes à des installations hydroélectriques, via des stations de pompage. Il s’agit simplement de profiter des moments où le vent souffle et où la demande est faible (par exemple les weekends) pour remonter de l’eau. Ce principe est déjà utilisé en France, où des turbines réversibles permettent de pomper de l’eau vers le haut en utilisant l’électricité du réseau au moment où elle est le moins cher. Le rendement de ces opérations est de l’ordre de 80%, ce qui est remarquable. Dans l’absolu, rien n’interdit d’utiliser directement des éoliennes au lieu de faire appel au réseau, et dans certaines vallées ventées la solution peut avoir du sens, même si elle demande une évaluation économique. Mais on observera que les parcs offshore et les éoliennes situées en plaine sont généralement éloignées des barrages hydroélectriques, ce qui limite considérablement l’utilisation directe de l’énergie éolienne pour alimenter des turbines. En revanche, même si c’est plus complexe, on peut parfaitement l’utiliser indirectement, à travers le réseau.
Le stockage sous forme d’air comprimé peut apparaître anecdotique, mais il offre des possibilités très intéressantes et surtout apparaît moins tributaire de la géographie. Des applications industrielles fonctionnent depuis 1978 en Allemagne (Huntorf, 290 MW) et depuis 1991 en Alabama, mais leur rendement est assez faible, de l’ordre de 40%. EnBW, le numéro 3 allemand de l’énergie, a récemment développé une solution plus performante, qui permettrait d’atteindre un rendement de 70% grâce à la récupération de la chaleur produite par la compression.
Toutes ces formules, notamment l’air comprimé et le stockage par volant d’inertie requièrent des installations plus complexes et mobilisent donc des investissements. On en est aujourd’hui à la phase d’expérimentation, et une évaluation économique est nécessaire.
Batteries, accumulateurs et supercondensateurs
C’est encore plus vrai des solutions que nous allons aborder à présent. D’emblée, il faut noter que les technologies de type pile ou batterie sont connues depuis longtemps, et qu’en une centaine d’années les progrès, relativement modestes, ont été réalisés sur un mode incrémental. Le seul véritable lieu d’innovation a été les applications militaires, dans un contexte budgétaire très différent de celui de l’industrie civile : les solutions développées sont très coûteuses. Mais la situation évolue. Depuis quelques années, la montée en puissance des véhicules électriques a ouvert des perspectives et relancé la R&D sur ces sujets ; le développement de l’éolien a conduit à d’autres innovations.
D’une façon générale, et ce quels que soient les progrès réalisés, le stockage d’énergie électrique par ces moyens n’est aujourd’hui pertinent qu’à petite échelle, et entre le coût du kWh issu de l’électricité du réseau et celui du stockage dans des batteries, il y a une différence variant entre un à 100 et un à 1000. Il existe pourtant plusieurs initiatives visant, dans des contextes particuliers comme les milieux insulaires, à développer des applications à relativement grande échelle.
On a beaucoup parlé par exemple des unités de stockage avec des batteries au sodium soufre du japonais NGK, qui pèsent 80 tonnes et peuvent stocker jusqu’à 7,2 MWh, ce qui représente la consommation de plusieurs centaines de foyers. Son prix est d’environ 5,4 millions de dollars, une somme certes importante mais qui n’est pas hors de proportion avec le budget d’une communauté insulaire. Des tests à grande échelle ont été lancés récemment par Systèmes électriques insulaires, l’entité d’EDF qui gère les réseaux des îles françaises. Une batterie NGK de 1 MW a été installée sur l’île de la Réunion, et au terme d’un test de six mois l’expérimentation a été jugée concluante. Aux Etats-Unis, on peut citer l’expérience lancée par Xcel Energy.
Concurrent principal du système de NGK, les accumulateurs au vanadium sont fondés sur un principe connu depuis les années 1950 mais qui a connu des développements industriels récents, notamment grâce à l’éolien. Le meilleur exemple aujourd’hui est la centrale de King Island, entre l’Australie et la Tasmanie, mais on cite aussi l’exemple du parc éolien de la société Tapbury, en Irlande. Ce système est fondé sur des échanges d’ions entre deux électrolytes séparés par une membrane. Ces échanges ont lieu au sein de cellules, et la puissance de l’ensemble dépend simplement du nombre de cellules : il ne s’agit pas d’une pile (comme les traditionnelles batteries au plomb), car le stockage des électrolytes est externe et non interne. La principale faiblesse de ce modèle est que l’installation prend beaucoup de place, et que par ailleurs le vanadium est toxique, ce qui oblige à un effort particulier en matière de sûreté. Mais les avantages sont importants : le rendement atteindrait 70% et surtout le vanadium, qui est un métal de transition, peut être oxydé et réduit de nombreuses fois, ce qui permet de pérenniser les installations. En outre, son temps de réponse est très rapide, ce qui est précieux dans le contexte de l’éolien où les changements de vitesse du vent sont fréquents. Dans l’absolu, on peut d’ailleurs noter que le développement d’accumulateurs au vanadium pourrait conduire à celui de nouveaux types d’éoliennes, plus réactives que celles d’aujourd’hui, qui sont précisément conçues pour lisser les à-coups.
A King Island, la proportion d’énergie éolienne est passée de 12 à 40%, ce qui a permis de limiter l’utilisation des générateurs au fuel. Le coût d’installation est comparable à celui du système NGK.
Dernière innovation dans ce domaine, l’utilisation de supercondensateurs en complément à des accumulateurs montés en série permet d’optimiser le stockage en offrant deux ressources différentes. Le supercondensateur (qui fonctionne comme un condensateur, en stockant l’énergie dans un champ électrostatique, mais dont la densitéénergétique est beaucoup plus élevée que celle d’un condensateur ordinaire) fournit de l’énergie pendant les interruptions les plus brèves, et il n’est relayé par les accumulateurs que pour les interruptions d’une certaine durée. Ce système permet non seulement de mieux gérer les intermittences, mais aussi d’allonger la durée de vie des accumulateurs.
La voie du gaz
Il existe enfin une dernière solution au stockage, qui passera par le développement de centrales hybrides, mêlant les éoliennes à des centrales à gaz classiques, utilisant notamment l’hydrogène comme combustible. L’enjeu, ici, est de faire en sorte qu’une partie de la production électrique générée par les éoliennes permette de produire l’hydrogène, qui sera utilisé quand le vent faiblira.
Techniquement, il s’agit à la fois d’un principe simple et… d’une usine à gaz ! La production de l’hydrogène, en elle-même, n’est pas compliquée : il s’agit simplement de soumettre l’eau à une électrolyse, afin de séparer hydrogène et oxygène. Mais il faut ensuite stocker l’hydrogène et l’installation doit comprendre un moteur à combustion interne et un générateur.
Pour le moment, les rendements sont assez modestes, de l’ordre de 40%. Mais différentes expérimentations sont en cours pour chercher des améliorations. On peut citer le projet Wind to Hydrogen mené aux Etats-Unis par le National Renewable Energy Laboratory avec des partenaires publics et privés. En Europe, on peut signaler la centrale d’Utsira au large de la Norvège, les projets menés à Sotavento en Galice (Espagne).
La centrale hybride de Prenzlau, en Allemagne, présente enfin un dernier exemple : elle a la particularité d’utiliser du biogaz (du méthane pour l’essentiel) quand il n’y a pas de vent, et de produire de l’hydrogène quand il y en a. Cet hydrogène est ensuite mélangé au méthane pour produire un combustible plus performant.
Au total, que retirer de ces expérimentations ? Tout d’abord l’idée d’un moment particulièrement dynamique en termes de recherche et développement : la multiplicité des solutions atteste un effort de recherche porté par des acteurs caractérisés à la fois par un champ vierge – tout reste à faire – et par une forte concurrence. Ensuite, cette concurrence oppose surtout des technologies entre elles. A moyen terme, on devrait assister à une spécialisation des solutions : telle technologie pour tel contexte, telle technologie pour tel autre contexte.
La plupart des expériences menées suggère des rendements honorables, ou potentiellement honorables. Si la pertinence des solutions déjà trouvées s’impose déjà sur des espaces spécifiques (îles, lieux isolés), la plupart ne sont cependant que des compléments, plutôt que des alternatives. Enfin se pose la question du passage à une véritable exploitation industrielle, en concurrence avec les énergies classiques. Sur ce point il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’intérêt économique des solutions développées aujourd’hui, mais à l’évidence les lignes bougent.
[Article publié sous CC - ParisTech Review ]
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